• Viande froide & boudin noir •
Mathieu, la quarantaine approchante, aime laver ses mains et sa bagnole, astiquer le cuir de ses mocassins plus que son chibre, écouter Julien Doré et Arctic Monkeys, le tartare coupé au couteau et le vin nature. Un bon vivant qui flirte pourtant chaque jour avec la mort.
Son regard rond, insolent d’insouciance, scrute la moindre étincelle de vie à l’extérieur. Coller le bout de son nez contre la fenêtre lui procure la même excitation que le déballage d’un cadeau. La joie se tient prête à jaillir dans tout son corps à la vue d’un moineau ou d’une goutte de pluie qui viendrait troubler une flaque d’eau. Mathieu brave parfois les interdits dont celui de mettre ses mains curieuses sur la vitre. La frontière transparente qui donne sur le jardin est une zone protégée par tous les adultes. Tous, sa mère en tête. Peu importent les réprimandes, les traces de doigts sur les vitres, c’est l’empreinte de ses rêves et de tous les possibles.
D’une volonté moribonde, le corps largement imbibé d’alcool malgré les quelques heures de sommeil, Mathieu cherche à atteindre ses lunettes sur la table de nuit. Le napperon, sorte de toile d’araignée de dentelle bas de gamme, glisse sous ses doigts, précipitant une vague d’objets sur le sol dont une vieille édition du livre Les Conquérants de l’inutile. C’était moins une avant de faire tomber son flingue chargé à bloc !
Les idées encore en désordre se bousculent dans sa tête, au son d’une musique lancinante et nasillarde. On n’a pas idée d’utiliser un napperon. Aussi affreux qu’inutile, répugnant nid à microbes. Pas loin d’être pire qu’un couvre-lit.
Ses mains glabres, aux cuticules soigneusement repoussées et aux ongles minutieusement limés, ramassent les cachets éparpillés sur la moquette. Il les remet un par un dans le flacon plastique nu de toute étiquette, se demandant s’il ne faudrait pas les jeter. Ce séjour de quelques secondes au paradis des miasmes et des acariens les rend de toute évidence impropres à la consommation. Direction la poubelle, puis le lavabo de la salle de bains.
Mathieu n’a pas attendu la crise sanitaire pour savoir comment se laver les mains. Il se souvient quand, raidi par l’indignation à chaque spot publicitaire du gouvernement, il ne pouvait s’empêcher de vociférer contre ce monde peuplé de gueux. Trente secondes au minimum, lui pousse jusqu’à trois minutes. Frotter le dessus, le dessous, envelopper le pouce de la main opposée. Ne surtout pas faire l’impasse sur les poignets, voire les avant-bras. Prendre un plaisir jouissif à déloger le moindre germe tapi sous l’ongle. Délice ultime, les poils en soie blanche de la petite brosse qui étrillent l’épiderme. Rincer abondamment à l’eau claire, fermer le robinet du bout du coude, sécher la peau, tamponner délicatement mais fermement la serviette propre entre les doigts.
Après une longue douche glacée, il boucle son sac et se fait la promesse de ne plus jamais remettre les pieds ici.
Sur le perron de la bâtisse, la marquise en verre opaque le protège de la pluie qui hydrate la campagne normande ce jour-là. Ce n’est pas une surprise, à l’intérieur il entendait déjà le ruissellement de l’eau dévalant le toit et les chéneaux. L’agacement fut immédiat, allant directement se loger dans sa mâchoire.
Une volée de marches glissantes plus tard, le chemin menant au portail se tient prêt à saloper ses souliers enfilés à l’aide d’une curieuse canne chausse-pied. Sa mère s’évertue à conserver nombre d’objets hideux qu’il aura plaisir à fracasser dans les bennes à ordures d’une déchèterie. Dans celle réservée aux encombrants, il a souvent rêvé de balancer la dépouille flasque et ridée de la vieille.
Peser chaque enjambée, éviter à tout prix d’enfoncer les semelles dans cette tambouille. En vain. Les pas, même légers, compressent les graviers détrempés dans un bruit plus empâté que lorsqu’ils sont secs et poussiéreux. Claquer le portail, rejoindre la voiture au fond de l’impasse, s’inquiéter pour l’éclat et l’état de ses cheveux, slalomer entre les flaques d’eau irisées nappant le goudron. Son âme d’enfant, définitivement exilée, ne lui intime plus l’ordre de bondir dedans. Il ne s’enivre même plus de l’odeur de pétrichor, autrefois réconfortante. Plus une once de fantaisie, encore moins de spontanéité. Candeur anéantie par un cerveau à la chimie déréglée.
Assis sur le rebord du coffre de son Range, promis au nettoyage haute pression de la prochaine station essence, Mathieu astique le cuir de ses mocassins bordeaux avec une prévenance dont son entourage ne bénéficie jamais. Une étrange et soudaine impulsion l’extirpe de son entreprise de décrottage. Ses pupilles détectent instantanément une silhouette marchant d’un pas décidé dans sa direction. Une présence suffisamment inhabituelle pour mobiliser un jaillissement de cortisol et d’adrénaline en lui. Le puissant arsenal irrigue sa chair, exalte chacun de ses nerfs, maintenant parés à activer tous les muscles en cas de menace. Affolé, il dépense toutes ses pensées à identifier l’inconnue sous le parapluie. Merde, où est-ce que j’ai foutu mes lunettes ? Qu’est-ce qu’elle fout là cette nana ? Personne ne vient jamais ici ! C’est pas un temps pour promener un clébard ! Non mais c’est quoi cette tenue ? Une robe légère et une paire d’espadrilles noires, par 2 °C, en plein mois de janvier, terminent de l’inquiéter. Réagis putain ! Dis-lui de se casser de là ! Ou plutôt partir fissa ? Non, retourner dans cette maison n’est pas une option.
Dans une profonde et lente expiration, Mathieu se frotte les paupières comme il le faisait enfant pour effacer l’effrayant. Fermer les yeux pour dissoudre le réel est une arme bien plus redoutable que celle dissimulée dans ses bagages.
Comme il est d’usage dans les brasseries où chaque millimètre est compté, la serveuse tire la table afin que Mathieu prenne place. Il s’assoit toujours ici, à la 22, niché dans l’angle protecteur d’une banquette couleur rouge sang légèrement oxydé. C’est la meilleure place pour zieuter toute la salle, même si les lumières tamisées du samedi soir abritent des secrets.
Le resto porte désormais mal son nom. Thoumieux, c’est pas tout pire mais ça ne vaut pas l’époque Jean-François Piège et les plâtrées de calamars à la carbonara. Il hésite à commander le tartare ou le boudin noir aux pommes avant de se raviser. Assez d’hémoglobine pour aujourd’hui. Va pour les coquillettes jambon-fromage, sans truffe. La puanteur du gaz, sans façon. « Et comme d’habitude, un sancerre de chez Pinard ! » conclut la serveuse. Non, ce soir il s’enivrera de la cuvée Petit Ours Brun d’un dénommé Barret. Choisir le vin en fonction d’un nom ne le déçoit jamais.
La foule des grands jours sature l’espace. Quand elles ne mangent pas, les bouches déversent des histoires sans intérêt. La salle déborde de décibels, l’alcool et les grandes gueules n’arrangent rien. Ses voisins d’un soir s’emparent de la dernière table libre, colonisent les portions d’intimité qu’il avait réussi à préserver. Sans compter les lourds manteaux et sacs envahissants dont aucune femme ne souhaite se séparer. Il s’amuse du protocole tacite, inéluctable quel que soit l’endroit, assignant les hommes à endurer la sévérité d’une chaise lorsque ces dames se vautrent dans la souplesse du velours.
Le nez dans le verre de syrah, il oublie ce qui l’entoure. Il n’a pas toujours le vocabulaire adéquat pour décrire les sensations, mais son odorat ne le trompe pas. Il apprécie les effluves de fruits noirs et de réglisse, chaque gorgée l’emmène cueillir des cerises comblées de soleil. Délicieuse impression que leur chair juteuse éclate sur la langue. Il réclame sans attendre une deuxième bouteille dont il exige qu’elle soit ouverte sur-le-champ. Mathieu ne se laisse jamais faire, sauf par l’alcool.
L’odeur de persillade des escargots, offerts par la maison, déguise pour un temps les parfums industriels aspergés trop généreusement sur les épidermes. La brune, aux cheveux épais parfaitement domptés, c’est Shalimar à coup sûr. Le jeune dandy d’en face, probablement un Diptyque, illusion olfactive d’un prétendu standing. Le banquier à droite, visage fin et voix pas assez grave, Dior Homme pour affirmer sa virilité. Dieu merci, plus personne ne porte Angel de Mugler. Quoi qu’il en soit, le parfum devrait être interdit au restaurant.
Afin de grappiller les dernières traces de sauce et de fromage fondu, il racle goulûment le fond du plat. Il a déjà mangé trop de pain. S’interdire de lécher la gamelle à pleine bouche, la « galtos », comme dirait sa mère. Et puis merde, qu’est-ce que ça peut foutre ? Qu’est-ce que ça peut lui foutre à la vieille ? L’ivresse le pousse rarement à l’agressivité, mais lui permet de céder à l’insouciance dont il a trop souvent été privé. Du bout de l’index mouillé de salive, il ramasse les quelques miettes éparpillées sur la nappe et les porte à sa bouche. Pas loin d’être aussi efficace que le rouleau de tante Lulu avec lequel elle ratissait la table après le plateau de fromages.
Alors qu’il s’enfile un dernier verre de gin Monkey 47, il interpelle joyeusement une serveuse. « Mademoiselle ! La soustraction s’il vous plaît ! » À première vue, impossible de remarquer l’ébriété qui engourdit les extrémités de son corps. Seul son regard bloqué sur le reçu sortant du terminal bancaire trahit une certaine confusion. Il réagit à peine lorsque la directrice de salle, chaussée d’espadrilles noires, l’aide poliment à enfiler sa Barbour. Les quelques mots chuchotés à son oreille pulvérisent sa torpeur.
« Ce n’est pas raisonnable de laisser votre arme à l’intérieur de votre veste. Ici, les règlements de comptes se cantonnent aux additions. »
Mathieu n’a jamais besoin d’un réveil, mais il ne peut pas se passer d’un premier rituel. Ouvrir la fenêtre en grand, été comme hiver. Surtout l’hiver. Purifier l’air, se débarrasser de la nuit souillée par les cauchemars et, bien sûr, chasser les miasmes. Tous les jours. Sauf ce matin. La première lueur captée par ses pupilles est celle de son téléphone, dont la reconnaissance faciale ne l’envisage pas dans la pénombre et sans ses lunettes. Il ouvre une note vierge, la psyché encore imprégnée d’un songe déconcertant, et pianote des bribes de phrases à toute vitesse, avant qu’elles ne s’évanouissent dans l’oubli.
Des esclaves, enfants des vierges, figurent des horreurs. Soyez des anges ! Ceux-là ! Ceux-là, par discrétion ! Glace et objets, d’ici là, veillent. De toutes parts, commençaient des austérités sacrées. Et voici cette flamme de rustrerie que finit le souvenir. Rire de vous. Départ ! (1)
Habituellement, le flot de ses ondes bêta inonde son sommeil paradoxal d’images et d’odeurs. Globalement des horreurs, incarnées par des monstres aux allures d’Acinetobacter baumannii et d’Helicobacter pylori géantes. Il ne comprend pas le sens de ce qu’il tente de sauvegarder, mais il se souvient avec précision des mots formés par des lettres aux typographies hétéroclites, de toute évidence issues de magazines découpés, ensuite entassées les unes contre les autres comme dans une lettre anonyme. Est-ce qu’il y a seulement quelque chose à déchiffrer ? Pas franchement le temps de s’appesantir.
Pied gauche, puis pied droit hors du lit. Quelque chose cloche. Quelque chose colle. Sur le carrelage froid, ses orteils pataugent dans une flaque visqueuse de porto hors d’âge, dont il aperçoit la bouteille vide échouée sur la commode. Une fois les volets ouverts, il constate un bordel dont il ne se savait pas capable. Dégoût oppressant. Le slip, échoué au milieu des draps, côtoie un morceau d’abondance AOP, déposé sur l’emballage ouvert sans ciseaux. Le souvenir d’un blâme maternel ne tarde pas à fuser dans son esprit. « Combien de fois dois-je te répéter qu’on ne met pas le gruyère sur le plastique ! C’est sale ! Ça a été touché par tout un tas de doigts ! Ça a traîné partout, dans les rayons, sur le tapis de caisse ! Tu n’es qu’un misérable dégueulasse Mathieu Vasseur ! » Les remontrances étaient toujours accompagnées de son patronyme, allez comprendre pourquoi.
Remettre de l’ordre. Nettoyer. Il sait faire. Retirer les résidus de porto incrustés dans les joints, troublante impression d’être déjà au travail. Slibard dans la corbeille de linge sale. Fromage à peine entamé jeté dans la poubelle impeccablement propre, il en rachètera un morceau ce soir au Monop’daily du bout de la rue.
Sous la douche, il repense à cette minette rencontrée la veille. Il l’aurait bien baisée histoire de se décharger, mais elle avait le malheur de porter du vernis à ongles. Hérésie sanitaire. Repaire à microbes. Rédhibitoire. Sans ça, il ne l’aurait pas plus ramenée chez lui. Les fluides corporels d’autrui ne sont pas les bienvenus dans son antre, encore moins dans son lit.
Mathieu n’est pas tant soucieux de son apparence que de la propreté. Avec les années, il a appris à contenir ses névroses. Il évite certaines pensées anxiogènes dont il reconnaît désormais les approches insidieuses et perverses. En 2016, il avait arrêté net la lecture du best-seller, Le Charme discret de l’intestin, après avoir lu que sa tuyauterie contenait environ 2 kilos de germes et de bactéries. Réaliser que le ventre grouille de saloperies l’avait presque résolu à avaler des shots de gel hydroalcoolique.
Le téléphone vibre, annonçant un SMS, mais Mathieu entreprend d’abord un second lavage de dents.
« Patron, la levée de corps a bien été faite par Vargas ce matin. Devis prêt à être envoyé à la famille, manque plus que votre feu vert. C’est le petit-fils qui a découvert la dépouille, probablement dans son jus depuis plus de quinze jours. Nombreuses sources lésées et pathogènes, j’ai prévu large niveau fûts Dasri. »
Pas de quoi le faire sourciller. Il retourne une dernière fois dans la salle d’eau, se saisit de son peigne japonais en bois, acheté 310 euros à l’Officine Universelle Buly, rue Bonaparte dans le 6e, et ajuste chaque mèche de sa chevelure resplendissante. Il sait pertinemment que ses efforts seront bientôt ruinés par la capuche de sa combinaison de protection, mais il ne se prive jamais de ce plaisir. De toute façon, si besoin de réajuster la crinière en cours de route, il conserve un petit peigne pliant dans son fourgon. Une coquetterie qui détonne avec ce qu’on peut lire sur la carrosserie :
S.A.R.L. Vasseur — Sang effroi
Décontamination, désinfection et remise en état post mortem
France entière
La rame est bondée de gens qui, comme Mathieu, n’ont pas pu prendre le train hier. La neige enrobe chaque paysage depuis Perrache, elle engourdit le fonctionnement du monde tout en le rendant plus étincelant. La première classe est moins silencieuse que d’habitude, pourtant aucun son ne pénètre la bulle dans laquelle flotte Mathieu, ankylosé par ses pensées qui cavalent plus vite que le TGV. Se déplacer sans bouger, c’est finalement ce qu’il a fait la veille lors du rendez-vous avec Lisa Pinet, l’hypnothérapeute. Il ne s’attendait pas à ça. Le couple de petits vieux dans le carré avec les deux mioches, ça aurait pu être ses parents et les enfants de sa sœur. Ça aurait dû. Vite détourner les yeux de cette éventualité aussi improbable qu’intolérable.
Ébloui par l’interminable manteau de coton qui s’étire derrière la vitre, il revoit les pages blanches étalées sur le comptoir lumineux du bar du Mama Shelter. Il n’est pas client de ce genre d’endroit faussement cool et branché, mais il fallait bien dégoter une chambre pour la nuit dans une France paralysée par d’abondantes chutes de neige. Trouver refuge à l’abri de maman, il en déduirait quoi Freud ?! Sans parler des bouées colorées — une déco peut-être instagrammable mais grotesque — suspendues au-dessus de sa tête alors qu’il tentait de soulager la débâcle soudaine de sa vie. S’épancher sur le papier, retranscrire le contenu de la séance d’hypnose. Ne surtout pas perdre un seul fragment. Impression d’écoper un cerveau qui coule et croule sous l’incompréhension. Plongée étouffante dans les abysses. Singulier sauvetage arrosé de cocktails. Il n’aime pas les cocktails. Mais comment résister à l’appel de « l’aneth’sthésie », vodka, aneth, combava, concombre et citron vert. Sans parler du plafonnier aux bras articulés dans le lobby, sorte d’araignée à la Louise Bourgeois. La mère partout. Pour un établissement lyonnais, ils auraient au moins pu utiliser des lampes Jieldé, avait-il pensé. Sans parler, non plus, des murs en béton brut de sa piaule. Sans parler de…
Depuis la séance, absolument chaque détail lui évoque son souvenir refoulé. Il paraît que c’est fréquent, selon Lisa Pinet. Lorsque la réalité est trop insupportable, le cerveau remise l’événement traumatique dans une case de l’inconscient, verrouillée à double tour, inaccessible. Il peut se passer des décennies sans que la conscience ne le fasse remonter à la surface, mais une fois la personne prête à tenir le choc, la déflagration explose l’amnésie.
Mathieu s’était résolu à essayer l’hypnose après un an de cauchemars plus violents les uns que les autres. Le détonateur fut ce rêve ressemblant à une lettre anonyme incompréhensible. Nuit après nuit, le même festival de scènes violentes. Dans les plus éprouvantes, une faucille lui transperce les globes oculaires jusqu’à les sortir de leur cavité. Pour Lisa Pinet, pas besoin de détenir un doctorat en psychiatrie pour saisir l’analogie. Découvrir son père mort dans d’atroces circonstances avait provoqué un choc visuel considérable. Le refoulement est un déni, une volonté de ne pas voir. Expliquant, peut-être, et entre autres, les problèmes de vue dont il souffre depuis ses 8 ans.
À la ferme, personne n’aborde jamais la mort de Pierre. Jamais. Le mutisme est censé annihiler la souffrance. Mathieu s’est construit sur les paroles floues et maladroites de sa mère : « Papa s’est endormi, il ne se réveillera pas. Mais vous le reverrez quand vous serez très vieux. » Il en avait conclu que son père était décédé d’une crise cardiaque ou d’un AVC, éclipsant tout ce que ses sens avaient éprouvé ce jour-là. Toutes les sensations, intactes, lui ont pété à la gueule alors qu’il était paisiblement allongé sur la méridienne du cabinet.
Encore une heure avant d’arriver gare de Lyon. Relire les notes méticuleusement repliées et abritées dans sa veste de costard le démange. Le dérange, aussi. Est-ce vraiment le bon moment pour faire ça ? L’envie plus forte que tout. Plus forte que la nécessité de répondre aux dizaines de SMS, e-mails et messages vocaux qui s’entassent dans le téléphone depuis hier matin.
Avant d’être hypnotisé, Mathieu a fait un rapide état des lieux de sa vie. Pas besoin de s’étaler sur son job, il avait rencontré cette nana lors d’une intervention il y a cinq, six ans, afin de nettoyer le carnage laissé par le suicide de son frère. Prise de médicaments ? Non. Même pas un p’tit somnifère. Uniquement des gélules de levure de bière pour entretenir les phanères auxquels il attache tant d’importance. Consommation d’alcool excessive, certes, mais faut bien mourir de quelque chose. Pas de clope, pas de drogue. Pas de mioche, Dieu merci. Pas de meuf non plus. Une sœur, Mathilde. Une mère, Jeanne, malheureusement encore de ce monde. Une enfance à Gommerville, un bled paumé près du Havre. Un père mort l’année de ses 7 ans. Pas de problème majeur. Juste ces putains de cauchemars.
Finalement, la séance. La voix l’invite à fermer les yeux et à respirer profondément. Imaginer un bel endroit. Direction une prairie dans les Alpes. Entendre les oiseaux et les cloches des tarines. Visualiser le vert tendre des herbages. Frotter du serpolet entre les paumes des mains, renifler les effluves évoquant le thym.
Brutalement, la diction de la thérapeute s’accélère dans une sorte de rap métaphysique dont elle seule a le secret. Chaque syllabe mitraille son esprit pour le saturer. Les ondes cérébrales passent de montagnes russes chaotiques à une valse fluide et éthérée. Bienvenue dans le monde merveilleux du sommeil léger et de la relaxation profonde, thêta pour les intimes. Thêta, sorte de tais-toi adressé aux ruminations de l’existence. Abolir les résistances. Donner la parole aux silences. Puis laisser le tourment battre son plein.
Être ici et ailleurs. Être propulsé là-bas, à Gommerville, en 1990. Retour de l’école dans la Supercinq Renault rouge de sa mère. Courir le plus rapidement possible pour rejoindre papa sous le hangar. Le découvrir écrabouillé sous la faucheuse qu’il réparait. Du sang à profusion sur le béton. Les hurlements de maman. Les sirènes des pompiers et des gendarmes. Ça clignote encore plus qu’à la fête foraine. Mathilde et lui, violemment sommés de rester dans le salon. La gorge qui n’arrive plus à déglutir. Les larmes qui ne coulent pas. Les doigts et les pieds impossibles à calmer. Les ongles enfoncés dans la chair de ses bras. Le chaos. Le jet du Kärcher sur la tôle de la faucheuse et les roues du Massey Ferguson. Les couinements du caoutchouc de la raclette sur le sol. Après, plus rien. Sauf le silence.
Mathieu prend cher alors qu’il aurait besoin de prendre chair. Se connecter à lui-même, à ses émotions, incarner son corps, l’écouter aussi. En ce mercredi de mars, il leurre son désespoir dans un repaire de poules de luxe, bien planqué à l’abri des regards. Aujourd’hui, il ne se refusera rien. Il choisira les plus beaux morceaux parmi des créatures rares et racées, toutes plus désirables les unes que les autres. Cette escapade en plein milieu de la semaine n’était pas prévue, mais il ressent l’urgence d’enrayer la tristesse infinie dont il ne sait que faire. Enclavée depuis trop longtemps dans ses poumons, elle se déverse maintenant dans chacune de ses expirations. La séance d’hypnose censée le libérer l’a précipité dans un vortex terrifiant, interminable. Un grand bol d’air frais hors de Paris pour pallier l’oppression. Tenter de reprendre le contrôle. S’efforcer de circonscrire la colère, l’empêcher de dégorger hors de son foie, déjà saturé par l’alcool.
La salle de restaurant est déserte, à l’exception d’une brune chaussée de ballerines Repetto rouge flamme. Elle maltraite le clavier de son MacBook sans veiller à estomper le bruit agaçant qu’il occasionne. Heureusement, Fred, le taulier, interrompt la mal élevée. Comme il est à peine midi et que les bestioles vont rôtir tranquillement pendant une demi-heure encore, il propose à la jeune femme de patienter avec un verre de blanc, un aligoté du coin. « Mat, je ne te demande pas si t’as envie d’un canon ! » lui lance le patron. Étant un habitué de la Ferme de la Ruchotte, il est ici comme un coq en pâte. Il possède son propre rond de serviette ainsi qu’une table préférée, celle au pied des escaliers. Une adresse réputée, seulement connue des initiés, enfouie dans un repli de la France viticole. La Bourgogne, il aime s’y tirer et s’y terrer le week-end après avoir enquillé les kilomètres à toute vitesse, galvanisé par les albums de Julien Doré, David Guetta ou Les Enfoirés. Si, un jour, il passait dans l’émission « Quotidien » de Yann Barthès, il sait déjà ce qu’il répondrait à la question « Quelle est votre chanson plaisir coupable ? ». Sans hésiter une seconde, Femme Like U de K.Maro. Même pas honte. Évidemment, lorsqu’il lui arrive de parler musique avec Fred, fan de heavy metal devant l’éternel, il se vante plutôt d’écouter Arctic Monkeys, Sofiane Pamart ou Gotan Project.
Mathieu ne peut pas s’empêcher de jeter des regards furtifs en direction de l’inconnue. Une fine gueule, de toute évidence. Il s’amuse de constater qu’elle se couvre d’une Barbour matelassée vert olive. Mieux encore, elle ne porte pas de vernis sur les ongles. Sourcils naturels, parfaitement dessinés. Qu’est-ce qu’une nana seule peut bien faire ici, se demande-t-il en boulottant une assiette de jambon Noir de Bigorre. Elle fait de même, puis se lèche les doigts avant de les remettre au travail.
— Qu’est-ce qui vous obnubile à ce point ? tente Mathieu, rarement enclin à tailler la bavette.
La furie du clavier plante ses yeux de vipère droit dans les siens. Alors qu’elle jauge son interlocuteur en une fraction de seconde, lui remarque son nez à la ligne bousculée par une bosse.
— J’écris mon testament !
L’inconnue laisse échapper un éclat de rire exagéré avant de poursuivre plus sérieusement, non sans arrogance.
— J’écris un roman. Ma toute première fiction après une carrière de critique gastronomique.
— De quoi ça parle ? De nourriture ?
— Oui, un peu. Mon personnage aime se taper la cloche, mais ce n’est qu’une excuse pour s’immiscer dans sa vie qui se délite. En apparence, un gendre idéal, propre sur lui, bien sous tous rapports. C’est le genre à voyager en première classe et à rouler en Range Rover pour se donner une contenance, pour cocher des cases vides de sens. Le cas classique du gars qui ne s’engage pas en amour et se noie dans le travail.
Mathieu tente de rester cordial, mais les micro-expressions de son visage le trahissent. La stupeur élargit ses paupières et déverrouille imperceptiblement ses lèvres. La trop volubile inconnue poursuit sur sa lancée.
— Il boit de la craft beer et du vin nature, porte des Veja et des lunettes Vuarnet lorsqu’il va à Cham’. Il achète son lait d’avoine à La Vie Claire parce que Biocoop, c’est trop roots pour lui. Appartement dans le Marais, design scandinave minimaliste et quelques bricoles chinées à Saint-Ouen, bien sûr. Il déteste les canapés Togo mais sinon il a tout d’un bobo ! À voir votre tête, on dirait bien que je ne vous donne pas envie d’acheter mon bouquin !
— Si si… C’est juste que… Je ne sais pas, ce que vous me dites, c’est un début, mais ça ne fait pas un livre.
— Bien sûr que non. Il va vivre, ou plutôt revivre, un événement tragique. Je ne peux pas vraiment en dire plus. C’est un obsessionnel de la propreté. Un control freak de l’hygiène qui n’a pas de rideaux ni de tapis chez lui parce que ce sont des nids à acariens. Vous voyez un peu le topo ? Un taré, quoi !
Mathieu s’enfonce dans sa chaise et dans le silence. Une partie de lui voudrait dire à cette nana de se taire, de fermer sa gueule, même ! Pourquoi est-ce qu’il a engagé la conversation ?
— Il porte toujours une arme sur lui. Je n’ai pas encore décidé s’il allait s’en servir. Vu ce qui lui arrive, peut-être qu’il se fera sauter la cervelle ! J’adore quand ça saigne !
Mathieu esquisse un sourire verrouillé par le stress. Les battements de cœur cognent jusque dans ses tempes. C’est à elle qu’il va faire sauter la cervelle si ça continue ! Feindre l’indifférence. Prétexter un appel téléphonique, sortir. Hurler en silence. Gorger les poumons d’air, expirer longuement en contractant le ventre. Poursuivre le repas en cuisine avec Fred.
Assis sur un tabouret, il dévore sa volaille juteuse sur un coin de piano rutilant et, largement décontenancé, s’adresse au chef.
— Tu la connais cette meuf ? C’est qui ?
— C’est une cliente qui vient de temps en temps. Elle s’appelle Marjorie.
— Marjorie, tu dis ?
Marjorie, c’est le prénom que sa mère souhaitait lui donner s’il avait été une fille.
Sur le perron, protégé de l’orage par la marquise, il respire l’odeur d’herbe mouillée, assaisonnée par d’intenses notes de merde et de fumier. Il s’était promis de ne plus remettre les pieds ici. Pénétrer dans cette maison, c’est tenir la porte aux souvenirs dérangeants. C’est proposer à la vérité d’entrer, de s’installer durablement. C’est accueillir la douleur, lui faire de la place, la traiter avec déférence. Mathieu n’est pas doué pour l’hospitalité, jamais sa souffrance n’a été l’objet de son attention. Elle est pourtant quelque part, enterrée dans la chair. Les non-dits, eux, sont incrustés jusque dans les cellules. Alors qu’il appréhende de mettre un pied dans ce merdier, Nolan et Mattéo, les deux enfants de sa sœur, déboulent devant lui. Vingt doigts crasseux s’écrasent sur la vitre, et personne ne dit rien… Avec une infinie précaution, il pousse la porte.
— Du balai les morpions, ne restez pas dans le passage ! Mamie va faire les gros yeux, elle ne veut pas qu’on mette les mains sur les carreaux !
— Matou, c’est toi ? Enlève tes chaussures, j’viens de faire le pavé !
À peine était-il entré que la voix de sa mère l’asticotait déjà. Rien de tel pour se mettre en condition, les hostilités peuvent commencer.
Les pommiers débordent de printemps contrairement à l’atmosphère lugubre de la salle à manger. Maltraités par le vent, les pétales détalent dans un blizzard végétal insolite. La nature foisonnante, à demi éclipsée par d’ignobles panneaux de dentelle jaunie accrochés aux fenêtres, n’apporte pas un soupçon d’allégresse à l’intérieur. Meubles massifs, en bois trop foncé, à rendre Stéphane Plaza totalement hystérique. Si seulement il n’y avait que ça. La nappe basque écarlate, protégée par une toile cirée transparente, colle aux avant-bras et fait un bruit de ventouse lorsqu’on tente d’attraper son verre. Chacun avait son préféré. Mathilde, ceux avec Barbie ou Petit Ours Brun. Mathieu, ceux avec Denver, le dernier dinosaure, ou Dragon Ball Z. Des décennies plus tard, il boit encore dedans. Ici, pas grand-chose n’a bougé, sauf ces vestiges de l’enfance délavés par les tournées de lave-vaisselle.
« Un coup de cidre du cousin ? » propose la daronne.
Ouvrir les quilles, un boulot machinalement attribué aux hommes, évidemment supervisé par les commentaires habituels des bonnes femmes parce que ce n’est jamais assez bien fait. Ne pas secouer la bouteille, la décapsuler avec délicatesse dans l’évier, garder un verre à proximité en cas de jet incontrôlé. Ne pas en mettre partout, ne pas en perdre une goutte, surtout. Mais aussi ne pas trop en boire, sinon ça donne la courante. Vite refourguer une part de flan à la vieille pour qu’elle se taise quelques secondes, c’est toujours ça de gagné.
Le flan, sorte de far breton sans pruneaux, rare résidu de son amour pour sa mère. N’allez pas le comparer à un flan parisien ! Comme il s’emporte souvent à le dire, ça n’a strictement rien à voir. Jeanne le réussit mieux que quiconque, elle seule obtient les bords limite brûlés dont il raffole. Mathieu réserve toujours le trottoir pour les dernières bouchées et ne dit jamais non lorsque sa Moune lui offre le sien. Ultime plaisir, grattouiller les rebords du plat en verre avec la pointe d’un faux couteau Laguiole. Encore une part ? Oui, mais cette fois-ci avec une lichette de sucre glace. Taper sur le cul pour désagréger un peu de neige, pas trop fort sinon le saupoudrage vire à l’avalanche. En refermant le pot, il bloque sur la typographie rose bonbon de l’étiquette. Sucre glace de la marque Daddy. Le père partout. Même quand il ne veut pas le voir.
Mathieu claque la porte de son ancienne chambre avec violence. Dialogue impossible avec sa mère. Incompréhension à tous les étages. Bas de plafond, les étages. Sa sœur n’est pas parvenue à apaiser le duel. Il le savait, il n’aurait pas dû rester après le goûter.
Une fois les neveux couchés, il avait eu le champ de bataille libre pour envoyer la première salve de tirs. Guetter le moment propice. Y en a-t-il seulement un ? Avant de partir à l’assaut, se remplir la panse. Finir la divine langue de bœuf sauce piquante, puis délier la sienne.
— C’était trop compliqué de nous dire les choses ? De ne pas emballer la réalité dans un joli tissu de conneries ?
— Tu aurais voulu que je vous dise quoi, Mathieu ? Que votre père a été écrasé par le matos agricole ? Qu’il n’est pas mort sur le coup ? Qu’il a probablement vu la mort venir ? Que j’ai mis plusieurs jours à nettoyer la mare et les éclaboussures de sang séché ? C’est ça que tu voulais que je dise à des gosses de 7 et 5 ans ? Le découvrir au retour de l’école ne t’a peut-être pas suffi ?
— Sans raconter les détails sordides, tu aurais dû nous dire les mots qu’on était en droit d’entendre. Dire qu’il était mort, m-o-r-t ! Pas nous faire croire à des conneries de grenouille de bénitier ! « Vous le reverrez quand vous serez très vieux ! » Comme si on allait monter au ciel le retrouver un jour ! Depuis quand, chez les Vasseur, on croit en Dieu ?
— Mais qui c’est qui m’a chié ça et qui l’a pas recouvert ! Quoi que je fasse, quoi que je dise, ça ne convient jamais à monsieur Mathieu Vasseur. Tu veux que je te dise, tu m’emmerdes ! Je n’ai pas fait du mieux que j’ai pu, non, j’ai fait comme j’ai pu ! J’étais noyée sous le chagrin, mais j’avais une exploitation à faire tourner et deux bouches à nourrir !
De longues minutes sans paroles s’écoulent. Les mouches à merde virevoltent et s’en donnent à cœur joie. Elles pataugent dans la pellicule de gras de la mousse de canard industrielle achetée à Super U, échouée sur le bord des assiettes.
— De toute façon, j’aurais eu beau dire ce que tu aurais voulu que je dise, tu aurais encore trouvé le moyen de me reprocher toute la misère du monde. On était en plein dans la période de fenaison je te rappelle, j’avais pas le temps de m’apitoyer sur notre sort. Le bétail, il s’en fout que tu sois en deuil, il attend tous les jours sa pitance. Alors, merde ! Arrête de me tenir responsable de toutes tes souffrances. J’sais pas moi, tire un coup, va t’enfermer dans un couvent, achète-toi une baraque à retaper, jardine… Mieux, va voir un psy !
Les volets détachés claquent sur la pierre comme s’ils ne voulaient pas se laisser museler par la tempête. Que veulent-ils dire ? Il lui semble que les planches de bois déchaînées lui balancent des « égoïste » en pleine tronche, la musique de Prokofiev en moins. Sa vie n’a pourtant rien d’une pub Chanel et il n’a jamais compris le masochisme consistant à s’asperger d’une insulte tous les matins.
La maison tremble lorsque le tonnerre approche dangereusement. Mathieu ne sourcille pas pour si peu. Les éclairs balafrent le ciel de lumière crue, effet stroboscope dans la chambre miteuse. Pas assez bu de calva pour se mettre à fredonner « Sous les éclairs, des stroboscopes, elles dansent le jerk… », ce vieux tube de Thierry Hazard. L’eau ruisselle fort sur les vitres, comme si un technicien de cinéma arrosait trop généreusement le décor. Il s’agace déjà à l’idée de devoir laver sa bagnole avant de tailler la route demain. Faut que je fasse de l’essence de toute façon, se souvient-il.
Pour fonctionner au quotidien, lui aussi a besoin de carburant. Il siphonne le calva de mamie Madeleine à même la bouteille, sans prendre le temps d’apprécier les arômes entêtants de pomme confite. Le menton relevé le plus haut possible, la gorge tendue telle une oie gavée, les goulées dévalent son œsophage plus vite que la pluie sur le toit. Avec qui va-t-il passer la nuit ? Hésitations. Mater la suite de la série sur Orelsan ou binger quelques épisodes de Friends qu’il connaît par cœur ? Plutôt louer La Panthère des neiges — les paysages et les animaux du Tibet l’obsèdent depuis la séance de ciné il y a quelques mois.
Face à la majesté de la nature, il redevient un enfant. Un gosse de 39 balais, aux yeux écarquillés par le spectacle des antilopes bondissantes. Des ressorts sur pattes ou des pattes sur ressorts. Les poils blancs dessinent un cœur sur leur cul, embelli par un pompon noir qu’il aurait envie de décrocher, encore mieux qu’un manège à la fête foraine. Un lapinou au museau remuant se détache des herbes sèches et les joues de Mathieu se rehaussent jusqu’à faire plisser les paupières. Sylvain Tesson et Vincent Munier lui apparaissent tels des cosmonautes, emmitouflés sous d’épaisses couches de vêtements. Il irait bien user sa patience avec eux dans ce monde surréaliste. Et puis, un petit zozio dont il ne connaît pas le nom s’ébroue. La délicatesse de cette image l’enveloppe de douceur. Plus tard, un autre à la beauté attendrissante lui fait lâcher un « ooooh » enfantin. Insouciance retrouvée, il en oublie même de picoler. Il se moque gentiment du chat de Pallas, qui, à en croire son air suffisant, porte bien son nom. Une sorte de gros matou engoncé dans sa fourrure. « Arrête de te goinfrer de ces adorables pikas, ça ne te fera pas de mal ! » marmonne-t-il. Enfin, la rare et précieuse féline apparaît. Dangereuse à n’en pas douter mais elle lui donne l’envie irrépressible de se blottir contre son pelage épais. Il imagine poser sa tête sur son ventre tout chaud et s’en faire un coussin douillet. Une grosse peluche vivante qu’il aimerait câliner pour enfin s’endormir.
Un tapis de confettis blancs, parfois ponctués de rose, a recouvert le chemin menant au portail comme si les pommiers avaient bringué toute la nuit sans ramasser les cotillons sur le sol. Mathieu en saisit une poignée, épargnée par l’humidité, puis la lance joyeusement en l’air, au-dessus de son crâne. Célébration candide d’un nouveau départ.
Niveau d’essence OK. Lavage OK. Pare-brise exempt de moucherons pour quelques minutes encore. Pont de Tancarville en approche. Lorsqu’il était bézot, il visualisait et transformait l’édifice en un tremplin magique pour Autrans, station paisible et familiale du Vercors. Les vacances étaient rares mais, une fois par an, en février, le Renault Espace rempli d’excitation et de combinaisons de ski aux couleurs douteuses, traversait la France. Une semaine de poudreuse fraîche, de crêpes beurre-sucre à 17 heures, de soirées raclette et de parties de petits chevaux ou de 7 familles. Rien ne le rendait plus heureux que les descentes en luge sans freinage, bien calé entre les jambes de papa. Il prenait ensuite un malin plaisir à se faire hisser jusqu’en haut de la pente, tel un pacha sur son tapis de plastique rouge.
Pierre ne roulait jamais assez vite, alors, pour tromper l’ennui, l’autoradio devenait l’objet de toutes les convoitises. « Chacun son tour ! » arbitrait Jeanne. Elle choisissait souvent la K7 de Serge Lama, idole de sa jeunesse. Puis, venait la session Michel Sardou pour faire plaisir au chauffeur. Les enfants, eux, réclamaient invariablement les chansons de Dorothée. Au cœur des négociations, une K7 de musiques traditionnelles grecques, ramenée du voyage de noces, mettait tout le monde d’accord. Dès les premières notes de l’inévitable sirtaki, ils se transformaient en quatre zinzins, gesticulant et frappant de plus en plus vite dans leurs mains.
Après avoir enduré une soirée et une nuit terrifiantes, ces souvenirs heureux le réconfortent. Il sait désormais que l’inconnue en espadrilles noires ne reviendra plus le hanter. Une liberté nouvelle, conséquence de deux promesses qu’il s’est engagé à honorer. Faire la paix avec sa mère puis, réaliser son rêve.
L’appli Deezer en mode random enclenche une chanson de sa playlist « blind test ». Sur les derniers mètres du pont de Tancarville, la chanteuse s’égosille :
« Libérée, délivrée
C’est décidé, je m’en vais !
J’ai laissé mon enfance en été […]
Le froid est pour moi le prix de la liberté […]
Le passé est passé !
Libérée, délivrée
Désormais plus rien ne m’arrête »
L’enceinte Bang & Olufsen enchaîne les morceaux de la playlist en aléatoire et réveille l’ambiance aseptisée du labo. Aucune oreille prude pour s’offusquer d’un titre vintage, « Je veux te voir dans un film pornographique, en action avec ta bite, forme potatoes ou bien frites… ». Mathieu accompagne la chanteuse avec enthousiasme, sans fausse note : « Tu es tout nu sous ton tablier, prêt à dégainer… » Ah non, désolé Yelle mais je ne suis pas à poil sous mon tablier plastique, ricane-t-il tout en se dandinant devant l’évier en inox. Lavage de mains minutieux, avant-bras compris. Séchage et tamponnage avec ce foutu papier qui colle aux doigts. Fin prêt à dégainer. D’un geste précis et sûr, empoigner le couteau et trancher la chair. Plaisir jouissif de détailler la gorge de porc, finement. Un dimanche matin aux petits oignons. Préparation du boudin noir, son moment préféré de la semaine.
10 h 58, c’était moins une avant de louper « On va déguster » sur France Inter. François-Régis Gaudry dévoile le programme du jour, agrémenté de ses pirouettes lexicales habituelles : « Bonjour à toutes et à tous ! Aujourd’hui, une émission spéciale autour de produits mal aimés, pourtant délicieux : les abats. Non, les abats ne se laissent pas abattre ! Preuve en est avec une échoppe lyonnaise dont vous me direz des nouvelles. »
Mathieu avait eu la surprise de recevoir un e-mail du pape de la critique gastronomique en France, lui proposant une matinée cuisine suivie d’une interview. Quelques jours plus tard, à peine le journaleux était-il entré dans la boutique qu’il n’avait pas pu s’empêcher de penser, putain il a pris un sacré coup de vieux le FRG — comme on le surnomme dans le métier.
— Mathieu Vasseur, laissez-moi vous présenter à nos auditeurs. Vous avez 54 ans et la bonne bouffe dans le sang. Nous sommes ici dans votre triperie, ouverte fin 2035 après une reconversion. Votre précédent métier, pour le moins singulier, n’est pas si éloigné de ce que vous faites aujourd’hui ! Si vous me permettez une pointe d’humour noir !
Mathieu, exaspéré, s’interdit de lever les yeux au ciel et se fendre d’un « pfffff » chargé de dédain. Dans sa tête, les jugements pullulent. Pauvre type ! Ça suffit les jeux de mots à la con, ou à la noix, pour rester ras les pâquerettes comme toi. J’suis pourtant bon public, toujours partant pour une blague stupide. La preuve avec ma petite Tuche d’humour sur la devanture.
— Si vous le dites, répond-il poliment. Je dirigeais une entreprise spécialisée dans la désinfection et la remise en état après des décès tragiques.
— Voilà qui pose le décor ! Pourquoi un tel changement de vie ?
— C’était le rêve de mon père de valoriser toutes les parties du bétail. Il était éleveur et cultivateur en Normandie. Il rêvait d’acheter une Estafette pour vendre des produits tripiers. Ce rêve est ensuite devenu le mien.
— Quelle recette allez-vous nous concocter ce midi ?
— Je vais préparer des tripes à la mode de Caen. La véritable recette, ça va sans dire, sans sauce tomate ! C’est un sacrilège d’en mettre, tous les Normands vous le diront.
— Allez, c’est parti pour un very good tripes !
Passablement irrité par ce vieux beau sur le retour, Mathieu trépigne. Les talons de ses Louboutin claquent sur le carrelage. Il arrête au bout de quelques secondes, craignant d’abîmer ses souliers aux semelles rouges. Une coquetterie qui détonne avec ce qu’on peut lire sur la vitrine de sa boutique :
VISCÉRALE — TRIPERIE
Des tripes, des tripes, des tripes, des tripes, des tripes !
Cette nouvelle a été écrite entre février et mai 2022, lors d’un atelier mené par l’auteure Agnès Michaux, à l’école Les Mots.
À chaque séance, nous avons été guidées — nous étions un (d)étonnant girls band — dans la progression de l’histoire par une consigne. Des instructions suffisamment contraignantes pour nous faire sortir de notre zone de confort, mais assez vastes pour laisser notre imagination nous surprendre.
Le ton a été donné par Agnès dès le début : « Laissez-vous faire par la consigne ! » Un véritable exercice de lâcher-prise et de confiance en l’inconnu. Nous n’avions jamais les instructions à l’avance, d’une semaine à l’autre nous ne savions pas où nous allions. Nous étions également limitées en temps et en longueur. Onze séances plus tard, nous avons pu mettre un point final à l’histoire : le b-o-n-h-e-u-r !
Et la suite ?
Les aventures de Mathieu sont loin d’être terminées. Il se pourrait que vous ayez de ses nouvelles un jour…
(1) Dans le chapitre IV, Mathieu a fait un drôle de rêve issu de la technique du « cut-up », imaginée par William Burroughs et Brion Gysin en 1959. Il s’agit de découper et réagencer les mots d’un texte pour en former un nouveau. Absolument tous les mots doivent être utilisés, les jeux de phonétique sont autorisés.
Extrait de Matinée d’ivresse d’Arthur Rimbaud dans le cas présent.
